Le film du mois de janvier: Take Shelter

Le film du mois de janvier est celui que j’attendais impatiemment de voir et qui ne m’a pas déçue: Take Shelter de Jeff Nichols, film saisissant sur nos peurs inconscientes qui révèlent tant de choses inavouées sur nous-mêmes. Les murs tremblent. Les meubles du salon se soulèvent et flottent dans la pièce. Dehors, le ciel tourne à l’orage. Les nuages se transforment en d’effrayants tourbillons qui tournoient toujours plus fort. Une pluie terreuse tombe comme un torrent du ciel et coule sur la peau de Curtis. Il attrape sa fille pour la protéger du chaos intérieur et extérieur qui règne partout autour d’eux. Il veut crier mais sa bouche reste ouverte et muette comme le tableau de Munch, comme sa fille sourde et muette dans le monde réel. Une angoisse terrifiante perle de sueur dans son dos. Il se recroqueville au sol mais rien n’y fait. Il se réveille en apnée la bouche toujours et encore ouverte sans qu’aucun son ne soit émis. Je sais ces cauchemars effrayants qui vous sortent du sommeil privée d’oxygène. Je cours vers la fenêtre pour respirer mais mes poumons sont bloqués. Je sais ces apnées qui m’arrachent de mon lit. Je manque d’air. Meday Meday. Mais personne n’est là pour m’apaiser, me réapprendre à respirer, pour me dire qu’il s’agit juste d’un mauvais rêve qui va passer. L’impression terrible d’être en train de mourir asphyxiée. Juste assez de force pour ouvrir une fenêtre et plaquer mes lèvres sur les volets, attendre que ma cage thoracique s’ouvre et veuille bien laisser rentrer l’air à nouveau.

Et comme un enfant qui ne peut se réveiller, prisonnier de son cauchemar et d’une peur inqualifiable, Curtis assiste impuissant à toutes ces scènes apocalyptiques sorties tout droit de son esprit pris dans la tourmente, toutes plus oppressantes les unes que les autres. On en veut à sa vie: la nature ou les autres? Sous la pluie toujours plus forte, des cadavres d’oiseaux noirs se déversent des nuages alors qu’il court dans un lotissement à perdre haleine protégeant sa fille dans ses bras. Sous la pluie encore, Curtis est en voiture avec sa fille. Mais quelqu’un les agresse et la kidnappe. Curtis enferme son chien qu’il croit apeuré et excité par la tempête qu’il sent venir, son chien si gentil qui a voulu le mordre. Des sons intenses, comme des cris d’oiseaux apeurés, semblent lui briser les tympans. Il voit dans le ciel des nuages prendre des formes étranges, des tornades l’encercler, des nuées de volatiles affolés par quelque chose. Mais ce chaos ne gronde qu’à l’intérieur de la tête de Curtis lui infligeant des visions cauchemardesques de fin du monde où la nature prend le dessus et emporte tout sur son passage. Curtis est persuadé d’être atteint du même mal que celui de sa mère qui n’arrivait plus à s’occuper de son fils plus jeune: la schizophrénie. Il en a, pense-t-il, tous les symptômes et tente de consulter.

Mais bien que conscient du mal qui le ronge à l’intérieur, il construit quand même un abri anti-tempête sous son jardin quitte à s’endetter. Il commence les travaux. Personne ne le comprend, ni sa femme qui pourtant tente de l’aider, ni les voisins dont il devient la risée. Michael Shannon est tout bonnement impressionnant et émouvant. Il joue à la perfection le rôle de Curtis, un homme solitaire parlant très peu, n’exprimant peu ou pas ses émotions, si ce n’est avec sa fille hypersensible et différente comme lui car ressentant ce que les autres ne voient pas: « l’essentiel est invisible pour les yeux ». Parfois, ce n’est plus un adulte que l’on voit à l’écran, mais un visage et un corps avec des expressions brutes d’enfant. A chaque crise de Curtis, c’est l’enfant effrayé qui ressort. Et lorsqu’une tempête arrive vraiment et que la famille s’abrite sous le jardin, Curtis est comme un enfant incapable d’ouvrir la porte de l’abri pour en ressortir, angoissé à l’idée que la tempête dehors ne soit pas tombée. Sa femme essaie de le convaincre, sa fille ne ressent plus l’orage. Il y a à ce moment-là dans le regard de Michael Shannon plaqué de terreur contre la porte, une fragilité, une innocence émotionnellement très fortes. Lors d’un repas entre villageois, Curtis sort de ses gonds, il devient alors comme un géant d’une force incroyable. Il casse presque tout et parle très fort pour dire qu’une tempête terrible va arriver même si personne ne le sent. Il le sait lui. La minute d’après, le colosse d’argile s’effondre, fragile, dans les bras de sa femme comme un enfant. Bouleversant.

Et puis encouragé par sa femme, Curtis accepte de suivre un traitement pour sa schizophrénie. C’est alors que survient ce que les autres n’attendaient pas. Sur une plage tranquille, Curtis est enfin détendu, il s’amuse avec sa fille à faire une forteresse… de sable. Elle est face à la mer, il tourne le dos aux vagues. Elle bouge ses mains et lui fait le signe qui signifie « tempête ». Il se retourne et voit une multitude de tornades surplomber la mer et une vague se dresser de plus en plus haut. Il court avec sa fille vers sa femme. Sa femme est hypnotisée par la scène ce qui veut donc dire qu’il n’est pas en train de faire une crise. Que tout est réel. Et tout se renverse: Curtis n’a plus peur, c’est lui qui, avec un calme maîtrisé, interpelle doucement sa femme qui reste paralysée par la peur de ce qui est réel tout à coup et de ce qu’elle n’avait jamais pu imaginer. Curtis l’a tellement « vécu » dans ses crises, qu’il est préparé au pire même devenu réel puisque ses sensations, ses émotions pendant ses crises et ses cauchemars étaient parfaitement réels: la peur, la terreur, l’angoisse, la paralysie… Il est donc « équipé » pour ce qui arrive. Ce sont encore une fois, les plus fragiles, les plus émotionnellement instables, les plus différents, qui tiennent au final la barre, qui rattrapent les autres par la main, ceux qui vont toujours bien et qui ne supportent pas la douleur, la peur, car ils n’y sont pas préparés.

Et c’est exactement le même discours de Melancholia de Trier que j’avais tant apprécié:  Justine, la soeur atteinte de dépression absolue, sera celle qui deviendra la forteresse qui apaisera les peurs de sa soeur et de son fils au moment de l’impact de la planète « Melancholia » et de la Terre. Elle construit d’ailleurs elle aussi un « abri » de branches, symbolique ici, pour les abriter tous les trois.  J’y disais en conclusion : « (extrait) Comme si finalement, le mal être (la planète Melancholia) dédaigné (par peur?) et incompris par ceux qui ne le ressentent jamais cachait une force de vie extraordinaire. En ce sens la planète Melancholia, allégorie du spleen, qui vient percuter avec violence notre quotidien, change la façon de voir et de percevoir l’horizon. Paradoxalement, ne pas l’éviter, laisser la dépression nous traverser serait-il le seul moyen d’en sortir plus vivant qu’avant? » Take Shelter et Melancholia se rejoignent donc sur ce point. Car je dirais la même chose ici sur la tornade dans Take Shelter, annonciatrice de fin du monde. La schizophrénie envahit Curtis et le rend finalement plus fort, plus sensible et plus prêt que les autres à vivre la peur extrême, réelle. La peur faisant déjà partie de son quotidien, il a pu apprendre à l’apprivoiser. Le chaos imaginaire intérieur d’un seul homme est passé à l’extérieur en devenant réel pour tous les autres. C’est peut-être même une guérison dont il s’agit: lorsque la tornade devient réelle, qu’elle se lève, alors la fièvre de Curtis tombe.

Posté par Miss Nelson le 29/01/2012

Lire la chronique de Melancholia de Lars Von Trier

Le film du mois d’août: Melancholia

Le billet sur le film du mois d’août arrive tardivement… Mais le film en question mérite qu’on prenne son temps. Et puis, il est toujours à l’affiche. Il s’agit de Melancholia de Lars Von Trier. Justine (Kirsten Dunst) vient juste de se marier avec Michael. Ils passent la soirée dans la grande demeure romantique de la soeur de la mariée, Claire (Charlotte Gainsbourg). Pendant ce temps, une planète, Melancholia, se rapproche de plus en plus de la Terre. Les statistiques disent qu’elle va la frôler. D’autres qu’elle va la percuter et que ce sera la fin du monde.

Claire est une femme bien organisée dans une vie bien organisée où rien ne dépasse, où tout tourne rond, où le quotidien défile tranquillement. Sans se poser de questions. Se poser des questions pour voir les choses (la planète) en face, ça rend malheureux, non? Elle tient sa maison, attend sagement son mari, s’occupe de son fils. Elle a préparé tout le mariage de sa soeur, qui n’arrive pas à s’occuper d’elle-même, selon un programme qui doit être parfaitement tenu. C’est sans compter sur Justine qui s’égare dans les jardins de la maison, comme dans les méandres labyrinthiques du mal de la dépression dont elle souffre silencieusement. Ce mal qui l’empoisonne et qui l’entrave.

Quand on se marie, il faut sourire, en soirée, il faut sourire, en famille, il faut sourire. Se cacher pour pleurer. Toujours ce paraître du bien-être, du bonheur facile qu’on nous vend à outrance à la télévision, dans le métro, dans les magazines. Justine ne tiendra même pas une soirée. A l’heure de couper le gâteau, on la cherche alors qu’elle s’éclipse prendre un bain qui n’en finit pas. Lars Von Trier filme le visage de cire de Kirsten Dunst en très gros plan: le sourire a disparu, la mélancolie envahit tout l’espace du plan comme une bouffée d’angoisse. Cet instant est saisissant de beauté douloureuse.

Plus tard après le mariage, c’est Claire qui devra la porter de son lit jusqu’à la baignoire pour se laver, incapable de le faire elle-même. Tout comme la scène onirique de Justine essayant en vain de courir, de s’échapper d’elle-même, les pans de sa robe retenus et emmélés par des fils de laine noire sortant du sol boueux: les dépressifs évoquent souvent le corps devenu comme un poids trop lourd à porter, la difficulté de se hisser hors du lit le matin, de se laver, de sortir, de bouger, de ressentir leur corps. L’inertie devient maîtresse des lieux: de l’âme et du corps. Comme une petite mort.

Il faut avoir connu ou connu dans son entourage quelqu’un qui a subi une dépression pour filmer avec tant de beauté le vague à l’âme, les névroses, le spleen, la mélancolie. C’est le cas de Lars Von Trier durant plusieurs années. Qui mieux que lui sait filmer le mal être surgissant dans un regard éteint, un corps fourbu. Il touche ici à un sujet passionnant et dévoile le « négatif » positif de l’état dépressif: ce que j’ai souvent remarqué autour de moi: les gens d’humeur toujours joyeuse, prenant toujours les choses de la vie avec sérénité et optimisme, peuvent devenir d’un seul coup incapables de gérer une situation violente inattendue: deuil, abandon, maladie… Comme si le bonheur ne les avait jamais préparés au pire. A contrario, les gens d’humeur sombre, sujets à la mélancolie depuis toujours, qui peuvent atteindre les cimes de la pression et redescendre aussi vite dans les profondeurs de la dé-pression sont capables de subir un événement violent et sans espoir avec une sérenité exceptionnelle servant de repère aux autres. C’est exactement ce que raconte Melancholia: lorsqu’on découvre que la planète Melancholia ne va pas frôler la Terre mais va la percuter, le mari de Claire, pourtant toujours optimiste et souriant, agacé d’ailleurs par la dépression de Justine car ne la comprenant pas, se suicide juste avant l’impact. Quant à Claire, elle divague, devient de plus en plus nerveuse à l’approche de la planète, pleure, crie, fuit avec son fils pour revenir car aucune sortie de secours n’existe.

Au contraire de sa soeur, plus l’impact se fait ressentir, plus Justine se sent mieux, plus elle maîtrise ses humeurs et ses émotions jusqu’à devenir le chef de famille, la vraie forteresse. Elle ne pleure plus et c’est elle qui calme sa soeur, apaise sa douleur jusqu’au dernier moment. Elle encore qui construit un abri contre l’inéluctable pour le fils de sa soeur. Comme si finalement, le mal être (la planète Melancholia) dédaigné (par peur?) et incompris par ceux qui ne le ressentent jamais cachait une force de vie extraordinaire. En ce sens la planète Melancholia, allégorie du spleen, qui vient percuter avec violence notre quotidien, change la façon de voir et de percevoir l’horizon. Paradoxalement, ne pas l’éviter, laisser la dépression nous traverser serait-il le seul moyen d’en sortir plus vivant qu’avant?

Posté par Miss Nelson le 02/10/2011

Melancholia de Lars Von Trier avec Kirsten Dunst et Charlotte Gainsbourg, 2011 

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